Le petit peuple des modillons

 

Petit patrimoine roman des XIe - XIIIe siècles, constituant un riche document d'histoire représentatif de la culture médiévale, plein de saveur, même s'il n'est qu'un support mineur par rapport aux chapiteaux, chevets ou tympans, il mérite de ne pas être ignoré.

Alors offrez-vous une balade nez en l'air à la découverte de ce patrimoine populaire trop souvent méconnu des modillons des églises romanes de notre région.  

Le mot modillon vient de l'italien modiglione , du latin dérivé de mutulus qui signifie «  corbeau  » en architecture, mais il s'en différencie par le fait qu'il est sculpté . C'est une console décorative disposée régulièrement qui sert à soutenir une corniche ou un avant-toit. Ils ont été exécutés moins à partir de blocs de pierres sombres et dures de type granitique ou volcanique, trop résistants, que de roches calcaires, tendres et blondes, qui s'y prêtent beaucoup plus facilement, mais seront plus sensibles à l'usure du temps et des intempéries.

Photo corniche Lespinasse

Ils diffèrent donc selon les matériaux dont disposaient les sculpteurs, et les ornementations davantage ouvragées, ciselées selon leur talent, offrant de continuelles surprises pleines de saveur et loin d'être uniformes. Ils sont remarquables par la créativité des imagiers et la richesse des thèmes qu'ils abordent, figurations fantaisistes, pittoresques ou monstrueuses, délicates ou frustes, révélant ainsi la verve du sculpteur mais aussi l'âme d'une époque.

Ils relèvent d'un art populaire témoignant aussi bien des préoccupations de la vie courante que de l'imaginaire médiéval, un monde d'une extraordinaire diversité, où l'imaginaire médiéval des imagiers se déploie en toute fantaisie, les tailleurs ayant donné libre cours à leur imagination en réalisant des modillons naïfs ou habilement soignés, aux motifs représentant des ornementations florales ou géométriques, humaines, animalières ou monstrueuses, des objets d'usage courant, mais aussi des évocations de thèmes religieux, éducatifs, moraux. Modillon par modillon, débordant de vie, ils proposent une représentation de la société médiévale : musiciens, jongleurs, amoureux, monstres, animaux, mais aussi d'émouvants visages anonymes, le fantastique se mêlant sans cesse au quotidien.

Sous les corniches, la joyeuse population des modillons manifeste un monde où le fabuleux côtoie le réel dans sa quotidienneté la plus banale. Les sculpteurs pouvaient ainsi exprimer leurs préoccupations courantes, la quotidienneté vécue (activités laborieuses mais aussi festives, amour...). Ce qui nous vaut des scènes réalistes ou fabuleuses, pittoresques ou grotesques, terre à terre ou parfois à message, naïves ou remarquables d'une belle expressivité.

 

On aurait pu penser que les thèmes du petit peuple des modillons étaient d'ordinaire prescrits expressément par le commanditaire. Mais moins soumis au contrôle strict du maître d'ouvrage ils avaient une liberté totale puisque curieusement ils ont représenté des scènes érotiques : certains n'hésitent pas à offrir au regard, bien que dans un coin discret, ce qui est d'ordinaire caché, très loin de la béatitude attendue sur des édifices religieux. Mais ces représentations réalistes qui peuvent paraître osées, grivoises, voire obscènes, dans quelle mesure et à quel point l'étaient-elles pour les imagiers du Moyen Âge ?

Nous nous interrogeons alors sur leur dimension purement ornementale ou sur leur éventuelle portée symbolique. L'interprétation reste délicate par manque de sources historiques laissées par ces imagiers romans.

Frédéric Le Hech disait dans son dernier article (n°89) que tous ces décors avaient une fonction pédagogique : il s'agissait de convaincre les chrétiens de s'écarter du Mal, sous peine de châtiment éternel et de rechercher le Salut.

Photo Lespinasse 2 têtes : homme avalant 1 autre et femme pleurant

 

Proche de chez nous nombreuses églises ou chapelles romanes, du XIè, au XIIIè, offrent de beaux modillons à voir, particulièrement chez les deux premières :

À Saint Jean de Lespinasse , plus de 19 modillons au chevet de l'église soutiennent la corniche du toit, d'une belle vigueur d'expression. Certains ont été remplacés, probablement très abîmés, d'autres sont encore en très bon état et représentent à part égale des têtes humaines et animales, des monstres ou des personnages apeurés (à l'idée de ce qui les attend dans le monde éternel ?)… Nous pouvons ainsi remarquer, sujet courant, une femme tirant la langue vers le haut (s imple grimace ou évocation plutôt de l'importance de la parole ?, illustration de l'expression " une passion dévorante " ? (b eaucoup d'interprétations sont possibles ) , un homme soufflant dans une trompe ou une corne (portrait d'un baladin), deux modillons très coquins, l'un d'entre eux représentant un couple tendrement enlacé, l'autre un homme nu. Parfois les yeux sont des trous profonds et noirs.

À Autoire une autre galerie de 19 modillons très bien conservés nous attend : un couple enlacé, une femme qui se tient la tête à deux mains et ouvre une grande bouche en tirant la langue, une autre dans la même position que la précédente mais serrant les dents, horrifiée par… la peur de l'enfer ? Entre elles une tête animale montrant tous ses crocs et croisant ses pattes avant dans une position plutôt humaine…

Photo église Autoire

Gintrac  : Le chevet de l'église Saint-Martin présente 11 modillons du XIIIème siècle, en majorité figures humaines et animales, mais probablement en tuf et donc très abîmés.

À Curemonte , à la chapelle La Combe, classée Monument Historique le 2 mars 1970, les 16 modillons ont des motifs surtout géométriques (croix), quelques figures, mais certains sont très érodés. La chapelle est en restauration, mais comment restaurer ces modillons ?

Bilhac  (voir article dans le n° 89 précédent sur « Les églises rurales du pays de Beaulieu »),

Lasvaux a conservé un très beau portail roman où les modillons aux allures grimaçantes représentent le mal, utilisés à l'époque comme moyen de catéchèse.

À Gluges  : la corniche est soutenue par quatorze modillons sculptés d'une excellente facture. D'artistes médiévaux talentueux et d atés des années 1150-1200 , i ls sont tous ornés de sujets divers (personnages accroupis…). L'église est classée Monument Historique depuis 1913.

Et à Brive les modillons y sont très nombreux sur 2 voire 3 niveaux : ils représentent surtout des têtes humaines ou animales, certains commençant à être bien érodés. A voir dès qu'on y va !

Ainsi, ce monde savoureux des modillons, reflet d'une société et d'une époque, s'est perdu dès la Renaissance, et on peut peut-être le regretter. Il donne à voir l'autre face des sculptures romanes, en quelque sorte l'inverse du sacré.

Si le temps a bien dégradé certains d'entre eux d'autres sont encore merveilleusement bien conservés. Ils persisteront encore bien des décennies, mais ne tardons tout de même pas pour aller les admirer.

Grimace ?

Joueur de trompe

Passion dévorante

Effroi

Masque

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Pierre Marrot